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L’ancienne sagesse tibétaine du rêve


L’ancienne sagesse tibétaine du rêve
par Tarab Tulku XI

Le travail tibétain sur le rêve a une très longue histoire remontant à la religion populaire pré-bouddhiste, au Bön et au Bouddhisme. Les Tibétains qui font l’expérience de problèmes avec les esprits de la Nature utilisent habituellement les rêves pour les résoudre, en complément de la consultation d’oracles.

L’utilisation des esprits et des oracles est intégrée à la culture tibétaine ; il existe un Oracle d’état et chaque personne a un esprit de naissance, un esprit protecteur qui aide la personne tout au long de sa vie. Quand les gens étaient inquiétés par un esprit négatif, ils faisaient appel à leur esprit protecteur et que cela se passe à l’état de veille ou dans l’état de rêve ne changeait pas grand-chose. Cette facilité à travailler avec les esprits se trouve toujours chez les Tibétains d’aujourd’hui.

Le Bouddhisme tibétain a développé un système encore plus sophistiqué de travail avec les rêves et avec  l’état de rêve, qui contient toujours des aspects caractéristiques des traditions populaire et bön. Cela a commencé avec la transmission du Nord de l’Inde au Tibet des Six Yogas de Naropa, des Six Yogas de Suggasiddhi et des Six Yogas de Neguma. Les Six Yogas appartiennent à la tradition tantrique et de nombreux textes tantriques décrivent le travail avec les rêves et avec l’état de rêve. Le travail tantrique sur les rêves vise l’obtention du rêve lucide et la maîtrise de l’état de rêve, surtout à des fins spirituelles.

En tant que Lama tibétain, j’ai été capable de travailler avec les rêves depuis mon plus jeune âge. Au début, j’ai été fortement influencé par la manière de faire face aux esprits malfaisants de la religion populaire, en faisant appel à mes protecteurs. En tant qu’enfant tibétain, j’écoutais simplement les adultes parler des esprits et des protecteurs et j’ai participé à leurs rituels depuis l’âge d’un an, âge auquel j’ai été intronisé comme la réincarnation de Lama Tarab à mon monastère de Kongpo. A l’âge de quatre ans, j’ai commencé à diriger ces rituels, ce qui était un des rôles d’un Lama. Il était donc tout naturel pour moi d’avoir affaire aux esprit, à la fois dans l’état de rêve et dans l’état de veille.

Quand j’ai eu dix ou onze ans, mon précepteur principal, le Vénérable Kensur Gyaltsen Rinpoché, commença mon entraînement formel et celui de trois autres Lamas pour nous apprendre à travailler dans l’état de rêve. Il ne nous enseigna pas les pratiques formelles compliquées du Yoga du Rêve, mais une méthode plus simple. Il s’agissait de visualiser Manjusri (la divinité de la sagesse) et de répéter son mantra avant d’aller dormir, puis, dans l’état de rêve, on ferait l’expérience de Manjusri et on lui poserait les questions que notre maître avait préparées pour nous. On était censés nous réveiller avec les réponses.

Nous avons fait cela pendant environ un mois, nous posions des questions sur l’état de santé de différentes personnes etc., tous les soirs en allant dormir. Au bout de ce laps de temps, Kensur Rinpoché me dit que j’avais des capacités spéciales à travailler avec les rêves dans l’état de rêve. Il a dû le dire aussi a certains de ses autres élèves car de nombreuses personnes commencèrent à venir à moi et à me poser des questions sur leur santé, comment survivre à certaines maladies et que faire dans certaines situations. J’emmenais leurs questions dans mes rêves et essayais de trouver des réponses, d’éclaircir leur situation par mes rêves.

Kensur Rinpoché me fit travailler et j’emmenais des questions dans mes rêves tous les soirs pour avoir des réponses. Le matin suivant, je lui donnais les réponses et il m’enseignait comment les interpréter. J’ai fait cela tous les jours pendant environ trois ans. Quand j’ai eu treize ans, j’ai reçu l’enseignement formel des Six Yogas, qui comprenait le Yoga du Rêve. Donc, à partir de ce moment, j’ai commencé à pratiquer la méthode tantrique de travail avec l’état de rêve et j’ai obtenu toutes les capacités de rêve lucide me permettant d’utiliser le rêve pour le développement spirituel. J’ai continué le travail sur le rêve parallèlement à de nombreuses autres pratiques et à mon travail formel pour obtenir le grade de Guéshé Lharampa dans la « science de l’esprit et des phénomènes » bouddhiste, la psychologie et la métaphysique, que je n’ai achevé qu’à l’âge de vingt quatre ans juste après avoir fui le Tibet.

C’est dans ces circonstances particulières d’être prisonnier dans un camp sans savoir ce qui allait arriver que j’ai vraiment compris à quel point le précieux enseignement que j’avais reçu pouvait être utilisé en pratique non seulement pour le strict développement spirituel mais aussi pour des motifs de la vie quotidienne par toute personne quel que soit son degré de développement.

Je suis arrivé en Occident en 1962 et depuis, j’ai essayé de dévoiler la meilleure façon d’utiliser la grande richesse de la science bouddhiste de l’esprit et des phénomènes et de ses pratiques, d’une façon telle que chacun puisse en bénéficier, quelles que soient sa croyance et sa culture. J’ai voulu montrer comment les gens ordinaires vivant en Occident pouvaient utiliser les aspects universels de la sagesse orientale dans leur vie de tous les jours. Ainsi, la façon dont les gens pouvaient, en pratique, bénéficier dans leur vie quotidienne de ce que j’avais appris au Tibet constituait la ligne directrice de mon travail. J’ai compris d’emblée que le travail sur le rêve, en particulier en ce qui concerne la transformation des structures problématiques, pouvait être utile à tout le monde.

J’ai découvert que de nombreuses pratiques, provenant des Soutras comme des Tantras, pouvaient être utilisées pour soigner nos expériences de faiblesse habituelles, en particulier, le travail sur le rêve, les méthodes utilisant le processus de la mort ainsi que le travail sur l’expérience finale de la mort. La pratique de ces méthodes et de ces pratiques est de nature à changer radicalement nos expériences problématiques de la réalité et ainsi à changer notre façon négative de faire l’expérience de la réalité et à échanger avec notre environnement. Certaines des méthodes importantes que je trouve les plus utiles pour nous transformer dans notre vie de tous les jours sont contenues dans l’ancienne sagesse tibétaine du rêve.

Au Tibet, nous n’avions pas d’atelier sur le rêve, nous avions des pratiques spirituelles que nous utilisions aussi dans le rêve et nous avions l’ancienne façon de travailler sur les rêves qui dérivait de la religion populaire et du Bön. Et pourtant, j’ai commencé à donner des ateliers sur le rêve en Europe à la fin des années 70. On m’a demandé pour la première fois de donner un atelier sur la psychologie bouddhiste à l’une des premières Conférences Internationales Transpersonnelles. J’ai participé à cette conférence en Laponie, au nord de la Finlande avec mon maître, feu Kensur Rinpoché, que j’ai invité en Europe. Par la suite, j’ai été invité à donner des ateliers à Esalen, en Amérique, par Stanislav Grof. J’ai aussi été invité au Brésil et dans différents pays d’Europe.

Nombre de nos mauvais rêves surviennent parce que notre ensemble problématique fondamental d’autoréférences vulnérables s’élève dans l’état de rêve. Donc, si nous pouvons gérer ces émergences dans le rêve lorsqu’elles s’élèvent, nous pouvons changer les schémas sous-jacents qui, sinon, dirigent notre vie. C’est pourquoi la pratique principale que je vais présenter consiste à gérer directement les problèmes dans l’état de rêve.

Ces anciennes pratiques chamaniques et ces méthodes dérivant du Yoga du Rêve présentent une manière très profonde de travailler sur nos problèmes. Pour l’essentiel, on résout les problèmes en les combattant et en les transformant à l’aide des méthodes duelle et non-duelle. Bien sûr, ce n’est pas si simple qu’il n’y paraît. Dans le rêve, il faut d’abord atteindre les capacités de rêve lucide, sans quoi on ne peut pas transformer les schémas mentaux fondamentaux qui se manifestent dans cet état.

Cependant, si nous n’avons pas encore obtenu les habiletés du rêve lucide, je suggère qu’on travaille dans un état de rêve imaginal. De cette façon, on recrée le rêve et on entre dedans, ce qui permet aux problèmes que vous souhaitez changer de se manifester. Ce travail imaginal est utile, mais sa qualité dépend de la profondeur qu’on peut atteindre dans l’imagination, à quel point elle devient réelle pour nous. En particulier, si nous voulons transformer les schémas mentaux en utilisant des méthodes non-duelles, il nous faut parvenir à un état de rêve profond pour nous unir à l’objet désagréable.

Lorsqu’un élève est solidement établi dans le rêve lucide ou le rêve imaginal, j’introduis des méthodes de transformation qui sont tirées de l’ancienne tradition chamanique. En fait, je ne présente pas des méthodes de travail avec le monde des esprits, mais certaines des méthodes que j’utilise sont basées sur les connaissances de cette ancienne sagesse. Les méthodes non-duelles de transformation sont inspirées des méthodes tantriques qui nous permettent de toucher notre énergie fondamentale essentielle pour nous libérer des structures problématiques.

Ces méthodes de transformation non-duelle sont en lien avec le processus de la mort et l’état final de la mort. Ces états naturels de rêve et de mort ont une place centrale dans la méditation tantrique et, d’après les Tantras les plus élevés, nous sommes censés utiliser aussi des pratiques liées à la mort dans le Yoga du Rêve et dans les pratiques de rêve. Ces pratiques ont un lien avec les méthodes que je présente ici, mais ne leur sont pas identiques.

J’y ai également incorporé les manières spéciales qu’ont m’a enseignées, d’établir un contact et de recevoir des réponses dans l’état de rêve et dans la méditation, elles dérivent à la fois des traditions bouddhistes et chamaniques. La tradition chamanique vous entraîne à entrer consciemment dans l’état de rêve sans les méditations spécifiques proposées dans la tradition bouddhiste. Les tibétains grandissent en croyant que dans l’état de veille on peut contacter un état similaire à l’état de rêve, faisant monter notre énergie jusqu’à une présence vivante avec laquelle on accède aux pouvoirs dits magiques. C’est un aspect de notre culture et donc nous savons que c’est possible.

Vous ne trouverez pas le travail sur le rêve présenté de cette façon dans la tradition chamanique ni dans les Tantras bouddhistes, mais tous les aspects présentés ici peuvent être remontés jusqu’à ces anciennes traditions. J’ai développé cette façon particulière de travailler avec les rêves spécifiquement pour permettre à quiconque, quelles que soient ses croyances ou ses attaches culturelles, de pouvoir transformer ses structures problématiques par lui-même d’une façon radicale, en utilisant l’ancienne sagesse encore accessible.

Lorsque j’ai commencé à enseigner cette ancienne sagesse du rêve tibétaine et que j’ai présenté dans ce but la théorie philosophique / psychologique sous-jacente, j’ai constaté l’importance de s’engager profondément dans la philosophie et la science de l’esprit pour comprendre la réalité dont nous faisons l’expérience et pour nous développer nous-mêmes.

Du fait de l’importance de cette compréhension, j’ai décidé de rendre ce matériau accessible aux personnes qui travaillent sérieusement sur elles-mêmes et avec les autres. A cette fin, j’ai établi une formation de quatre ans en « Science de l’esprit et des phénomènes », développement personnel et art de la relation, application psychothérapeutique et spirituelle que j’ai appelé « Unité dans la Dualité ».

Toutes les philosophies bouddhistes considèrent le sujet et l’objet comme interreliés, selon la vue de tendrel, l’origine interdépendante. « Unité dans la Dualité » est le nom que j’ai donné à mon approche qui implique à la base la vue de l’interrelation sujet-objet, corps-esprit et énergie-matière. Unité dans la Dualité – abrégé en UD – est donc ma façon spécifique de présenter la philosophie indo-tibétaine, la psychologie, le développement personnel, l’art de la relation et les applications psychothérapeutique et spirituelle.

Si les interrelations entre le sujet et l’objet n’existaient pas, il serait tout simplement impossible de nous transformer et, même si nous le pouvions, cela n’affecterait pas notre expérience de la réalité. Sans cette interrelation, nous ne serions pas du tout capables de changer notre expérience, puisque ce dont nous ferions l’expérience existerait là de la façon dont nous en avons l’expérience, mais indépendamment de nous-mêmes. A mon avis, comprendre cela et les autres interrelations est tout-à-fait essentiel aussi bien pour le Bouddhisme que pour le développement personnel, l’art de la relation et l’application psychothérapeutique ainsi que pour le développement spirituel.

Tarab Tulku XI (1934-2004) était l’un des plus éminents sages tibétains. Il reçut toute son éducation au Tibet et fut diplômé de l’Université du monastère de Drepung où il reçut le grade le plus élevé de Guéshé Lharampa. Rinpoché vécut en Occident pendant plus de 30 ans et occupa le poste de Maître de conférences à l’Université de Copenhague ainsi que de chercheur à la Bibliothèque Royale. L’œuvre de la vie de Rinpoché, manifestée dans « Unité dans la Dualité », a reçu le plein soutien et l’intérêt de Sa Sainteté le Dalaï Lama. Sa Sainteté pense que le travail de Rinpoché fait plus que soutenir le Bouddhisme en Occident, il a aussi une grande importance pour le peuple tibétain. C’est pourquoi le cabinet de Sa Sainteté a organisé en Octobre 2003 une grande tournée d’enseignement pour Tarab Tulku XI en Inde. Il fit des exposés pour 21 institutions de la communauté tibétaine en exil, depuis les nombreux collèges et écoles jusqu’à l’Ecole de Dialectique et l’administration en exil. Rinpoché nous a quitté prématurément en Septembre 2004. Il n’a malheureusement pas pu retourner enseigner dans les grandes universités monastiques du Sud de l’Inde comme le souhaitait Sa Sainteté.

Publié dans « Tricycle » et dans « A Tibetan Lama in Denmark »